Story

Archéologie de l'Intime

En deçà et au-delà de ‘Archéologie de l’intime’

La probité exige qu’avant toute chose un éclaircissement soit fait au sujet du titre de l’exposition ‘Archéologie de l’intime’ dont la résonance pourra sembler, à certains égards, soit pompeuse soit familière. Dans la multitude des archéologies possibles de l’intime, le but de cette exposition—nous le verrons—était loin de vouloir établir quelque filiation avec les projets similairement intitulés. Heureusement, car foncièrement impossible, au regard de l’éclatement des usages. Les contextes se sont différemment appropriés l’expression. Nous souhaitions néanmoins ‘déblayer’ le terrain de cette exposition et définir ainsi le cadre de l’usage que nous en faisons. Imaginées à partir de Dar Bellarj les possibilités sont grandes. Le lecteur se gardera par exemple de l’associer à une recherche sur la proto-intimité de l’espèce humaine qu’une archéologie ‘des fouilles’ sur les traces du passé permettrait de dévoiler. Pas du tout.

Sans doute avons-nous en commun avec le photographe et historien Antoine Cardi, une certaine volonté d’enregistrer le réel à partir de regards subjectifs inspirés par la démarche photographique. En 2007, Cardi a étudié la sédimentation d’existences individuelles et collectives à travers l’usage de la photographie, et exploré différentes strates de vies, faisant l’inventaire d’objets, témoins silencieux de la vie quotidienne.1 Dans une attitude similaire, ‘Archéologie de l’intime’ se rapproche d’une collecte de la mémoire des lieux, matériels ou non, menacés de disparition. C’est en cela qu’il est, à terme, un commentaire sur la préservation. Car il procède à une série d’excavations opérées sur les territoires du passé, du présent et de la personnalité. Ces trois manières d’excavations correspondent respectivement aux directions de trois artistes: Laila Hida, Hassan Hajjaj et Nour Eddine Tilsaghani, dans le but de mettre en valeur le regard des Mamans Douées: Nadira Mentagui, Nouzha Koudou, Fatima Ennaaoui, Jamila Assamadi, Zahra El Khiraoui, Khadija Karbah, Rachida El Idrissi Lahbali, Rachida Elguendouf, Amina Bouyabrine, Latifa Ghazdaoui, Amina Chennak.
Le groupe des Mamans Douées s’est formé en 2008 à l’initiative de Maha Elmadi, directrice de la Fondation Dar Bellarj. Après le décès de la fondatrice et maman spirituelle du lieu, Susanna Biedermann, et inspirée des Caravanes civiques de Fatima Mernissi,2 l’idée des Mamans Douées émerge contre le préjugé de la femme réduite à son rôle strict de mère ou d’épouse. Cette idée repense la ‘Maman’ comme concept même de la transmission. Garante de la mémoire collective, la Maman est la passerelle entre les générations, le liant de la famille ‘sociale’. Développés au travers des programmes de Dar Bellarj, les actions des Mamans Douées se répartissent entre ateliers participatifs, projets collaboratifs avec les artistes, expressions personnelles et manifestations créatives, entre chants soufis, théâtre, poésie et pratiques artisanales. Dar Bellarj constitue, pour elles et pour les communautés qu’elles représentent, un lieu de réinvention du regard sur leur identité et un laboratoire pour la restauration du lien social.

Il serait difficile d’envisager le contexte d’‘Archéologie de l’intime’ sans prendre en compte le cadre institutionnel plus large qui moule les actions de la Fondation Dar Bellarj. Sa vision de l’éducation par l’art se fonde sur la mise en place de dialogues entre artistes et autres groupes sociaux exerçant en général en dehors du champs artistique. Cette vision est sous-tendues par la conviction qu’élargir l’accès à la culture est une condition sine qua non à la liberté de choix des citoyens. Elle rappellerait presque une expression de la démocratie culturelle dont les origines lointaines remontent aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, avec pour pilier théorique que l’expression artistique est le fruit d’individus et de communautés libres de participer, et non celui d’institutions centrales imposant à tous une ‘culture nationale’.

Les ateliers dont ‘Archéologie de l’intime’ est la restitution s’inscrivent donc dans cette conception du rapport à la culture qui favorise des cadres d’échanges fluides à travers les pratiques artistiques discursives et collaboratives, à l’exemple des ‘Ateliers collectifs’ imaginés en 2019 pour la Fondation Dar Bellarj par les curatrices Francesca Masoero et Rim Mejdi. Ce programme consiste en un travail de collecte, de réflexion et de création mené par les groupes d’artistes, d’activistes, d’étudiants, de jeunes et autres habitants de la médina de Marrakech, dans l’optique de « valoriser la macro-histoire, l’intime, l’oublié et les marges ».3 Conçus comme une ‘école alternative’, les ateliers établissent un espace de transmission du savoir au croisement de l’art contemporain et des méthodes traditionnelles d’apprentissage, sur des thème tels que: la ville, la circulation des idées, la culture contemporaine, les fractures économiques et socio-culturelles ou environnementale, etc. Ce cadre permet à l’institution de fonder sa vision de la collaboration sur l’écoute, la solidarité et l’hybridité des créations. Il y pose en somme les bases d’une gestion des communs immatériels.4 Et au rang des méthodes en usage pour ce faire, les Ateliers collectifs articulent outils théoriques et pratiques de lecture et d’écriture critique à partir de l’art, du cinéma et des expositions. Cette dernière voie représente en l’occurrence un outil puissant de par sa force de synthèse et sa portée politique. L’exposition ‘Archéologie de l’intime’ est le second moment majeur de cette lignée de projets, après ‘Marrakech, lieux evanescent: Une ville phœnix’ (2019).

 

1. Fondation Dar Bellarj, Marrakech, Lieu Evanescent: Bilan 2018-2019.

2. Créées fin 1990, par Fatima Mernissi, les Caravanes civiques sont un réseau d'artistes, d'intellectuel le set d'activistes marocaines qui militaient pour l’accès à l'information pour toutes les couches de la société et pour un partage équitable des ressources intellectuelles et matérielles.

3. Fondation Dar Bellarj, Marrakech, Lieu Evanescent: Bilan 2018-2

About Us: l’intime est politique

avec Leila Hida
 

L’album de famille comme outil de recomposition des histoires personnelles et lieu de croisement avec l’Histoire au sens large. Croiser archives photographiques personnelles et archives historiques du discours sur la condition de la femme marocaine, notamment à travers les productions intellectuelles des années 1970 et 1980.

 

Dans le projet ‘About Us’, Laila Hida et les Mamans Douées ont fait de l’album de famille le thème central de leur réflexion. Ces photographies font l’objet d’investigations lentes et studieuses au cours desquelles les Mamans exercent leurs regards au réexamen de leurs archives photographiques personnelles. Les plus anciens de ces clichés remontent à leurs enfances, majoritairement aux années 1960, et peu ont survécu au passage des âges, abîmés par les intempéries ou conservés loin par un frère ou une sœur.

Pendant les ateliers, les images sont ‘parlées’ selon leurs puissances évocatoires, leur forces de réminiscence personnelles ou simplement leur qualité esthétique matérielle. Ces ateliers sont aussi une conversation sur les déplacements des frontières de l’intimité dont les tracés peuvent se défaire ici et se refaire plus loin. Le passage de leurs lieux de vies à l’espace de l’atelier, puis de ce dernier à l’espace d’exposition correspond à plus d’une ruptures sur lesquelles se fonde l’esthétique de l’exposition. La première rupture touche à la sacralité apparente des images. Par exemple, extraire les images d’un album personnel pour les reproduire après scans et agrandissement libère sensiblement la parole ou le texte écrit spontanément reporté sur l’image. Ce dédoublement touche à la fois la matérialité de l’objet photographique et à son couplage à album photo, objet symbolique et parfois objet fétiche. De cette manière, toutes les doublures papiers deviennent autant de supports de narrations, tout en préservant l’intégrité des images originales. Elles préservent surtout ce que Roland Barthes appelait leur punctum — ce détail poignant et personnellement touchant qui fonde la relation directe avec le sujet de l’image.5
Une seconde série de ruptures touche à l’anonymisation. Dans certains cas, en effet, l’émotion d’une image l’élit naturellement à l’exposition tandis que son sujet n’est que partiellement montrable. La doublure permet dans ces cas de faire une concession qui consiste à négocier les frontières de l’intime. Cette même doublure incarne une sorte d’écran de représentation c’est à dire, le lieu où, munie d’auxiliaires, l’image peut rejouer son rapport à l’espace public de l’exposition. Ce qui explique, par exemples le cache dessiné sur certaines images, acte paradoxal de violence et de préservation. Plus qu’une rupture, ce geste se rapproche d’une dilatation de la barrière de l’intime, maintenant dessinée en pointillés là où elle apparaissait, rigide, pleine et impénétrable.

La troisième série de ruptures trouve son apogée dans l’organisation spatiale de l’exposition. La présentation s’apparente à une chronologie des images rangée par décennie, où histoires biographiques croisent histoires nationales, sans distinction nominative. Des formes de légendes racontées décrivent l’événement sur l’image. Ce choix de scénographie donnera l’impression de parcourir un air du temps, ou un nuage de micro-biographies, ouvrant le regards aux possibilités d’une réalité qui transcende le cadre stricte de ces vies individuelles.

Enfin, Laila Hida fait usage d’une sélection de publications utilisées comme marqueurs temporels du débat sur la condition de la femme marocaine, notamment au travers de textes publiés par Zakia Daoud ou Fatima Mernissi, à l’époque de la revue Lamalif. Ce rapprochement rappelle le slogan ‘The Personal is Political’ mis en vogue par le féminisme radical des années 1960.6 Cette tendance voyait en la séparation des sphères publique et privée un prélude à l’exclusion des femmes des décisions politiques et leur confinement au soit-disant espace domestique. Or toutes les questions liées au mariage et à la division des rôles au sein de la vie conjugale sont, en fait, des questions politiques, dans la mesure où elles concernent la répartition du pouvoir. Parallèlement, dans les années 60, la revue Lamalif se constituait en espace de réflexion et de débat autour de problématiques fondées sur une idéologie politique de gauche. Lamalif fut créée et produite par Zakya Daoud et un groupe de journalistes intellectuels indépendant·e·s marocain·e·s. Les pages de la revue servaient alors de plate-forme aux voix féministes et activistes, comme espace critique pour atteindre un large public.7

En partant des histoires individuelles, cette installation construit l’argument de leur lien avec l’histoire sociale. Toutes ces vies ‘composent’ la société et interdisent toute forme de cloisonnement. Les ‘femmes de Dar Bellarj’ ne constituent pas une catégorie à part, étiquetées comme telles et assignées aux préjugés classiques de la femme au foyer. Elles représentent toutes les femmes de la société, au croisement de plus d’un rôle social et dont les problématiques faisaient déjà l’objet de critique dans les journaux avant leur âge de femmes. ‘About Us’ souhaite éclater ce cadre réducteur (et donc contestable!) de la ‘femme traditionnelle de la Médina’ en l’arrimant à des temporalités historiques. Ce premier chapitre de ‘Archéologie de l’intime’ témoigne d’une volonté de souligner les aspérités de vies souvent regroupées à tort dans des terminologies abstraites.

4    Par ‘communs’, j’entends toutes les ressources matérielles ou interactions sociales (économiques, culturelles et politiques) au sein de communautés qui s’accordent sur les conditions de leurs gestions collectives et pérennes. Voir Le portail des Communs. Une introduction à la notion de Communs. lescommuns.org visité le 13 février 2020, à 10:32.

5    Roland Barthes, Camera Lucida, 1980.

6    Carol Hanisch, 'The Personal is Political: The Women's Liberation' Movements Classic with a New Explanatory introduction. www.carolhanisch.org/CHwritings/PIP.html visité le 6 février 2020
à 23:05.

7    Voir Loubna H. Skalli
(27 July 2006). [Through A Local Prism: Gender, Globalization, and Identity in Moroccan Women's Magazines] Lexington Books.

Ana: Au nom du partage

with Nour Eddine Tilsaghani

L’autoportrait comme méthode d’exploration des histoires personnelles. 11 autoportraits et les documents d’un atelier collectif: cyanotypes, instantanés photographiques des premiers essais et vidéos du processus de travail.

 

Au cours de cet atelier, onze histoires toutes différentes les unes des autres sont méticuleusement écrites et mises en scène dans onze autoportraits. Chacune d’elles traduit l’émotion d’un événements marquants: histoire d’amour, décès, échec scolaire, souvenir de jeunesse, fête, famille, etc. Ce travail illustre une expérience vivante de transmission de savoir et de métamorphose.

Pédagogue, Nour Eddine Tilsaghani multiplie les séances de travail. En une dizaines de rencontres, les histoires de ces autoportraits s’écrivent et se réécrivent comme au cinéma. Afin d’aiguiser leurs regards, Les Mamans Douées multiplient les séances d’inspiration, en prenant exemples sur les séquences de films en plan fixe, et sur la collaboration au cinéma en général. Nour Eddine leur rappelle combien le travail des réalisateurs seraient impossibles sans celui des scénaristes, des directeurs de la photographies, des monteurs, des ingénieurs du son, de la post-production, etc.
Si la métaphore de la collaboration en cinéma s’avère efficace pour l’organisation du travail, il n’en demeure pas moins difficile de faire d’une image le résumé d’une histoire. L’idée de polyptyque émerge! Car il n’y a pas de vies qui ne soient faites de circonvolutions, de collections infinies de moments marquants. Alors oui, polyptyque à la seule condition que cela ‘fonctionne’. Mais le travail de la portraitiste — et celui de la créatrice au sens large — est aussi un travail de synthèse, c’est-à-dire, un effort constant de sélection, de management des contraintes. Parmi les choix auxquels sont soumises des Mamans Douées figurent des choix de colorimétrie d’éclairage de composition ou de cadrage. Bien qu’à terme la manipulation technique des appareils photographiques soit incontournable, la priorité est accordée à la discussion des choix esthétiques. D’autant plus que les participantes foisonnent d’idées, élaborant parfois jusqu’à cinq ‘scénarios’ possibles. L’écoute étant de rigueur, elles doivent en dernière analyse décider de la forme en gardant à l’esprit des critères stricts de faisabilité. Elles montent et démontent, composent et recomposent. Le patio de Dar Bellarj se transforme en studio de prises de vues où se montent et se démontent des décors aussi ambitieux qu’éphémères. Puis, de temps en à autres elles chantent en chœurs au milieu d’échafauds, d’échelles, des caméras sur trépieds, de projecteurs, etc.

Enfin, elles découvrent, avec un regain d’enthousiasme, le cyanotype8, puis procèdent elles-mêmes au tirage. Ce nouveau rapport physique, voire émotionnel à l’image photographique ne manque pas de raviver leurs souvenirs. Le temps ne jouait-il pas un grand rôle dans la fabrication de ce types d’images? Lorsqu’elles étaient jeunes, les images de leurs albums photo nécessitaient, avant découverte, des temps d’attente similaires: temps de la visite au studio, temps d’attente que l’image soit développée et temps de vie des images imprimées, dont le papier traduit le vieillissement. Le temps reste l’une des grandes différences entre la photographie argentique et la photographie numérique. Les Mamans Douées en font maintenant l’expérience technique et en acquièrent le savoir-faire artistique. Mieux encore, la dynamique de groupe porte ses effets au sein même des relations interpersonnelles de ce collectif. On découvre ici un aspect complètement inconnu de la vie d’unetelle qu’on croyait pourtant si bien connaître! Et là, on attire l’attention d’une de ses collègues sur l’irréalisme de sa proposition artistique, etc. Enfin, chacune joue désormais le rôle d’assistante pour une autre, et de manière rotative. J’ai donc perçu en ses projets d’autoportraits une expérience de transmission de savoir.

La notion de transmission est centrale dans l’œuvre de Nour Eddine Tilsaghani. Enfant de Dar Bellarj—qu’il fréquente déjà avant sa restauration par Susanna Biedermann—cet artiste et enseignant conçoit la transmission et le partage comme l’un des critères de définition du travail artistique. Le partage distingue les règles d’usages théoriques et les expériences pratiques propres. Les premières sont statiques, accessibles à tous et abstraites, tandis que les secondes ‘particularisent’; elles aident à problématiser à la lumière des défis que l’on se donne: les expériences pratiques éclairent nouvellement ces règles. Le partage est leur véritable mesure. C’est pourquoi l’ensemble du processus représente, pour l’artiste et les participantes, une transformation, la garantie qu’advienne le nouveau, la découverte. L’exposition ‘Archéologie de l’intime’ se présente donc comme une célébration, une invitation en direction du grand public, afin que ce dernier voie ce qu’il a été possible de réaliser. Elle représente alors une grande scène de spectacle, le moment de la consécration de Mamans Douées: elles viennent en effet, d’ajouter aux cordes de leurs aptitudes, un talent nouveau: photographie. Mieux: ‘créatrices d’image photographique’. La création artistique est précisément cette méthode dont les artistes disposent pour avoir une conscience plus pleine que celle du commun. Elle permet permet de traduire en image ce qui, par ailleurs n’est que ressenti ou mémoire. Elle est “une participation à l’élan vital qui anime la totalité du monde”. Que le public reçoivent ces images en partage!

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Aji t’chouf: L’intimité est une proximité

avec Hassan Hajjaj

La vie quotidienne comme terreau de la créativité à l’ère de la photographie sociale et du téléphone portable. Une salle minimale et interactive fait des visiteurs des complices et témoins des vies personnelles des Mamans Douées en les invitant à faire défiler les images à partir de téléphones portables accrochés à hauteur d’œil.

 

 

Du début de l’atelier en 2019 à l’espace de l’exposition, plusieurs questionnements jalonnent la conversation entre Hassan Hajjaj et des Mamans Douées: comment donc extraire les Mamans Douées de l’arrière-plan symbolique dans lequel le regard commun les confine? Les réponses possibles à ce type d’interrogation sont nécessairement infinies, mais présente la particularité de se renouveler sans cesse au fil du travail d’atelier. Mettre les Mamans Douées au premier plan, suppose de s’en extraire, c’est à dire de s’extirper de la visibilité que confère naturellement la position d’artiste. Or, l’idée n’a jamais été celle de présenter Laila Hida, Nour Eddine Tilsaghani ou Hassan Hajjaj. Il s’agissait au contraire de montrer sous un nouveau jour les femmes de Marrakech, et plus précisément celles de la Médina. Car elles continuent d’être sous-estimées par l’œil culturel qui cèdent à la doxa formatrice de préjugés: femmes voilées en djellaba un instant, joueuses de derbouka l’instant d’après, couturière ensuite; cuisinières à la maison, femmes au foyer éternelles, et cætera. Ce type de préjugés semble renforcé par une autre aberration: que la médina, vieille ville, tendrait vers le passé et s’identifierait à ses archaïsmes et à ses constances d’un siècle à l’autre.

Cette installation contredit ce savoir pauvre en introduisant la vision d’une femme contemporaine témoin et son temps. Elle déclare qu’au croisement des rôles de mères, de sœurs et/ou d’épouses, il y a matière à valorisation; qu’il y a surtout un point de vue au sens photographique du termes. Sur quoi se porte le regard des Mamans Douées? Où vivent-elles? Où vont-elles? Ce second niveau de questionnement permet de préciser la démarche. Questionnement auquel Hassan Hajjaj répond par un hommage rendu à la curiosité d’une douzaines de femmes, à leurs points de vue sur le monde, le travail, la maison, la famille, le quartier, la médina, etc. par elle-même. Cette démarche s’appuie sur l’idée que le titre de photographe n’est pas une condition pour pratiquer la photographie. L’histoire de la photographie en faisant foi, l’amateur·e a toujours marqué par honnêteté de son regard. Il ne s’agit néanmoins pas d’une ouverture sur le journal intime ou d’une recherche autobiographique.10 L’exercice consiste à introduire une logique de regard conscient de lui-même, organisateur de réalités a priori banales, mais certainement porteuses de nouveautés, tant pour les photographes que pour les spectateurs de l’exposition que nous sommes.

Enfin, les développements de la technologie poussent tous les détenteurs·trices d’un téléphone portable vers un champ de possibles quasi-infini. Dans le cadre de ce projet, la familiarité du téléphone portable permet de tirer avantage de sa double fonction d’objet utilitaire et d’objet intime. Autrement dit, les participantes ne connaissent pas la crainte qui vient avec l’apprentissage d’un nouvel outil. Cette prédisposition leur forge des attitudes d’archiveuses du quotidien sans repasser par de fastidieuses notions de maniement. D’ailleurs, l’histoire de la production des images peut aussi se comprendre comme l’histoire des appareils même de cette production. Différents outils ont marqué différentes époques. Il ne fait aucun doute que dans un demi-siècle le téléphone portable soit perçu avec le même recul historique que nous voyons aujourd’hui le Polaroïd par exemple. L’outil téléphone étant déjà ‘entre leurs mains’ il suffit à présent d’orienter cette documentation vers les coulisses de leur vie, du moins dans les limites d’un photographiable qu’elles auraient l’autonomie de définir.

Tel peut être l’enjeu et sans doute le dernier niveau de questionnement: comment offrir un cadre pour que les Mamans Douées nous invitent dans leur monde? Si la collecte de ces images les a poussé à s’aventurer vers des territoires inconnus de leur vie de tous les jours, ce nouveau sens de la quête des petites choses, insignifiantes en apparences, met en avant leurs personnalités, leurs goûts et par dessus tout leur conception de l’intime. Le choix d’une présentation minimale sur téléphones portables est une analogie de ce rapport de proximité. Cette dernière notion s’avère finalement centrale dans la conversation sur l’intimité parce qu’elle rappelle l’idée d’un continuum. L’intimité peut en effet être une mesure du relativement proche, ou du relativement lointain, une suite d’étapes ou d’événements envisagés progressivement, sans rupture ni frontière brutale.

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